7 août 2017

RECENSION – VISAGES DE LA SOUVERAINETÉ EN OCÉANIE

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L’ouvrage collectif Visages de la Souveraineté en Océanie, dirigé par Marie Salaün et Natacha Gagné, cherche à dresser un portrait de plusieurs mouvements d’autodétermination autochtones dans la région océanienne. Toutes deux anthropologues de formation, Natacha Gagné et Marie Salaün sont chercheures associées à l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux) de l’EHESS (Paris), membres du réseau DIALOG (Réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones) et spécialistes des questions autochtones en Océanie. Professeure titulaire au département d’anthropologie de l’Université Laval, Natacha Gagné se spécialise sur les mouvements autochtones Maoris et Tahitiens (p. 7). Pour sa part, Marie Salaün est maître de conférences à l’Université Paris-Descartes et spécialiste des expériences coloniales et des processus de décolonisation dans l’aire Pacifique (p. 8). L’ouvrage a été réalisé dans le cadre du programme « Jeunes Chercheurs, Jeunes Chercheuses » de l’Agence Nationale de la Recherche (France), qui vise à soutenir les projets de recherche de jeunes chercheurs.

Traitant de cas allant de celui de la Nouvelle-Calédonie, à celui de la Papouasie Nouvelle-Guinée, le livre décrit les diverses formes que peuvent prendre les revendications à l’autodétermination. Dans le chapitre introductif où elles présentent l’ouvrage, les deux auteures classifient les types de mouvements autonomistes en identifiant trois types de réalités : (1) les territoires politiquement souverains mais composant toujours avec une forme ou une autre de dépendance, (2) ceux où les populations autochtones ont été minorisées sur leurs propres terres ancestrales, au sein d’un État souverain, et (3) les collectivités territoriales sous la tutelle d’un État souverain (p. 25). À travers l’ouvrage, on découvre des cas appartenant à chacune de ces catégories, et des mouvements extrêmement divers qui partagent néanmoins un objectif commun : la recherche d’un certain degré d’autodétermination. L’originalité de l’étude réside dans l’approche à partir de laquelle les auteurs analysent la question de souveraineté; on y étudie les mouvements souverainistes autochtones d’un point de vue anthropologique, c’est-à-dire qu’on y voit les effets des revendications indépendantistes à l’échelle locale et quotidienne.

 

Les diverses formes de l’autodétermination en Océanie

Selon les textes rassemblés dans cet ouvrage collectif, contrairement à la majorité des mouvements que l’on qualifie d’ « indépendantistes », la plupart des mouvements autochtones d’Océanie ne revendiquent pas l’indépendance de leur territoire et de leur collectivité en tant qu’État souverain (p. 21). Souvent, les revendications des peuples autochtones impliquent plutôt la reconnaissance d’une autonomie accrue afin de défendre culture, langue, structures politiques traditionnelles ou autres, le tout à titre de compensation pour l’appropriation de leurs terres par des étrangers devenus concitoyens.

Bien que ces mouvements aient comme dénominateur commun d’un désir d’affirmation de l’identité autochtone, leurs revendications peuvent prendre une multitude de formes selon le contexte. Dans son chapitre consacré aux Maoris de Nouvelle-Zélande, Natacha Gagné expose les façons dont ce peuple a su défendre son héritage au fil des décennies, notamment à travers une phase récente de « lutte au quotidien ». Celle-ci cherche à décrire la « souveraineté  en marche », c’est-à-dire « la dynamique contemporaine de ces luttes telles qu’elles s’affirment au quotidien et qu’elles se recomposent localement » (p. 26). L’auteure démontre que ces dynamiques s’inscrivent dans la dynamique mondiale des mouvements de décolonisation et des mouvements autochtones qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle pour culminer avec l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007 (p. 45 à 47). Gagné souligne toutefois que, à partir des années 90, les efforts de reconnaissance des Maoris n’ont pas été investis dans les manifestations de masse mais plutôt dans la lutte au quotidien visant l’habilitation (empowerment) des individus constituant le peuple Maori, à travers la revitalisation de la culture et de la langue (p. 47). L’auteure donne l’exemple des marae, lieux traditionnels de rencontre chez les Maoris, qui permettent de maintenir une certaine cohésion sociale et de s’organiser pour initier des projets sociétaux ou encore s’opposer à des politiques préjudiciables du gouvernement néo-zélandais (p. 61 à 63). Ces lieux peuvent prendre différentes formes, et consistent en un ensemble de bâtiments servant autant pour des rituels religieux que des activités communautaires. Aujourd’hui intégrés même dans les paysages urbains, ils constituent un espace privilégié pour consolider les groupes et ainsi favoriser leur autonomie (p. 27). En plus de la réappropriation des marae, les Maoris ont fait des avancées impressionnantes depuis les années 1990 dans la promotion de leur langue et de leur culture, alors qu’on déclarait dans les années 60 la langue maorie comme une « relique d’une vie passée ». En effet, de nombreux établissements scolaires (dont deux écoles post-secondaires) ont été ouverts depuis et il existe maintenant deux chaînes de télé nationales diffusant en langue maorie (p. 49-51).

Pour sa part, Bruno Saura écrit sur le mouvement indépendantiste royaliste de Polynésie française, soulignant son originalité en ce qu’il cherche à rétablir les autorités coutumières abolies par les Français lors de la colonisation (p. 161). Sans que la majorité de la population et les élites locales ne soutiennent entièrement ce projet, il demeure qu’on y voit des « initiatives susceptibles de donner davantage de corps à l’identité polynésienne » (p. 176) et une expression nécessaire de l’autochtonie. L’auteur souligne notamment qu’une telle union derrière le roi coutumier avait permis aux Maoris de Nouvelle-Zélande de revendiquer plusieurs droits ancestraux et de faire plusieurs avancées dans ce domaine (p. 178). Toujours dans la thématique de l’ouvrage de la souveraineté « en marche », Saura note l’importance accordée par le mouvement royaliste à la tradition, ses adeptes se réunissant par exemple au marae pour des cérémonies, lieu jouant le même rôle que chez les Maoris de Nouvelle-Zélande (p. 180).

 

Les défis de l’autodétermination autochtone en Océanie

Outre la présentation de textes novateurs de jeunes auteurs, Visages de la Souveraineté en Océanie cherche aussi à faire place à des textes ayant marqué le champ d’étude de l’autodétermination autochtone en Océanie. L’un des chapitres de l’ouvrage prend la forme d’une retranscription d’un texte datant de 1995 de l’anthropologue retraité de l’Université Laval Éric Schwimmer[1], grand spécialiste de la décolonisation et de la construction nationale en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Utilisant justement ce cas, le professeur Schwimmer démontre le défi que représente le maintien de l’intégrité territoriale dans un nouvel état composé de divers groupes ethniques et culturels n’adhérant pas tout au projet d’indépendance, mentionnant notamment les velléités indépendantistes des Îles Salomon du Nord (p. 120). Pour unir les différents peuples composant la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le premier ministre Michael Somare avait insisté sur leur héritage culturel commun et pallié au problème des régions indépendantistes en laissant à chaque gouvernement régional une grande autonomie (p. 33 et 122). Réagissant au texte de Schwimmer et l’actualisant, Jamon Halvaksz, anthropologue œuvrant en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG), soutient a posteriori que l’intégrité territoriale n’a finalement pas été le seul problème auquel a été confrontée la Papouasie-Nouvelle-Guinée indépendante. Il suggère dans son texte que « souveraineté » n’est pas synonyme d’ « indépendance », c’est-à-dire qu’un pays qui a les prérogatives d’un État souverain au sens du droit international peut tout de même dépendre d’États tiers (p. 18). Halvaksz décrit l’état de « l’indépendance » en Papousaie-Nouvelle-Guinée aujourd’hui, et conclut qu’on peut toujours identifier trois difficultés majeures : (1) les disparités économiques croissantes (2) l’aide internationale, notamment australienne, qui bénéficie aux projets étrangers empêche le développement des capacités locales, et (3) les entreprises internationales qui ont souvent une pénétration plus grande que le gouvernement sur le territoire et forment une sorte de gouvernement local (p. 34).

Par ailleurs, Claire Charters explore dans son chapitre les recours à la communauté internationale qui ont été utilisés par les Maoris pour faire valoir leurs droits, dégageant les aspects positifs et négatifs de cette approche. Par exemple, les autochtones avaient pu augmenter la pression sur le gouvernement néo-zélandais dans le cadre de leur contestation de la Loi sur l’estran et les fonds marins de 2004, qu’ils avaient porté devant le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale en soutenant que la loi perpétuait la discrimination raciale. Néanmoins, il constate qu’il existe des écueils à l’autodétermination non seulement au niveau de l’État mais aussi à l’international. L’ONU a l’avantage de symboliser la décolonisation et de promouvoir des valeurs humanistes, mais il demeure néanmoins que ce sont les États, et non les nations autochtones qui y votent. Cela implique que les revendications autochtones peuvent aussi y frapper un mur, d’autant plus qu’il faut des moyens souvent accessibles seulement aux États pour avoir accès aux instances de l’organisation (p. 89).

Décrivant un défi très différent face à l’autodétermination, Hamid Mokaddem dresse le portrait des indépendantistes de Nouvelle-Calédonie. Il soutient que le grand défi pour ces derniers est celui de l’unité nationale, ceux qui s’appellent aujourd’hui les « Kanaks » étant fondamentalement un assemblage de divers groupes, et la Nouvelle-Calédonie abritant aujourd’hui aussi beaucoup de descendants européens et d’ailleurs (p. 36-37). Dans une société si plurielle, le consensus peut en effet être difficile à atteindre. Démontrant d’une autre manière la difficulté pour des peuples autochtones de se faire entendre au sein d’un État où ils sont minoritaires, d’autres chapitres du livre explorent des mouvements indépendantistes ou autonomistes dont les projets sont entravés par l’État auquel ils appartiennent. Par exemple, la France tenant beaucoup à ses valeurs républicaines, il est souvent très complexe pour les nations qui la composent d’obtenir plus d’autonomie.

Un exemple patent est celui de la Polynésie française examiné par Sémir Al Wardi. En retraçant l’histoire des mouvements autonomistes tahitiens, celui-ci met en évidence le fossé séparant ces derniers de la France en citant une des déclarations de François Hollande en 2010 : « [il n’y a] qu’une seule ligne rouge […] dont je n’accepterai jamais qu’elle soit franchie : c’est celle de l’indépendance. L’outremer est français et restera français » (p. 156).

Dans un autre chapitre à propos de l’opposition aux droits autochtones à Hawaï, Ulf Johansson Dahre décrit une tendance qui s’est développée dans les dernières années, notamment aux États-Unis, à se réapproprier les concepts de non-discrimination raciale et d’égalité pour les utiliser contre les droits autochtones. On a en effet discrédité plusieurs revendications autochtones en prétendant qu’il s’agirait de discrimination positive à l’endroit des premiers habitants du territoire (p. 29). Des cas tels que celui d’Hawaï, où la population autochtone est maintenant fortement minorisée sur ses propres terres ancestrales, posent la question suivante: quelles actions peuvent encore entreprendre ces peuples pour leurs projets d’autodétermination ?

 

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Si l’ouvrage collectif Visages de la Souveraineté en Océanie tend à révéler que l’affirmation identitaire et la recherche de reconnaissance des peuples autochtones d’Océanie a rencontré, et rencontre toujours bien des obstacles, il démontre aussi que la souveraineté est un concept polysémique, qui ne s’exprime pas seulement à l’échelle juridique et sociétale mais aussi dans le quotidien des individus qui composent les peuples. Bien que la majorité des peuples présentés dans cet ouvrage ne cherchent pas nécessairement à accéder à la pleine souveraineté, ils sont engagés dans une lutte de tous les jours pour obtenir ou maintenir la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination.

Philippe Evoy

3 août 2017

 

[1] Tiré de son ouvrage Le syndrome des plaines des plaines d’Abraham (1995), qui dressait des parallèles entre plusieurs mouvements (dont le cas de la Papouasie-Nouvelle-Guinée) et le mouvement indépendantiste québécois, à la veille du deuxième référendum sur l’indépendance.