Recension – UNRECOGNIZED STATES: THE STRUGGLE FOR SOVEREIGNTY IN THE MODERN INTERNATIONAL SYSTEM
Dans: RecensionsDans son ouvrage Unrecognized States, Nina Caspersen analyse la question des États non reconnus, c’est-à-dire des États qui exercent au moins un certain degré de contrôle effectif de leur territoire mais qui ne sont pas reconnus par la majorité des États. Professeure de science politique à l’Université de York, au Royaume-Uni, Nina Caspersen est spécialiste des conflits intra-étatiques et des États non reconnus. Son livre a pu prendre forme notamment grâce à une recherche étoffée sur le terrain qui l’a menée à recueillir des témoignages dans des endroits tels que le Haut-Karabagh[1]. Parmi les autres cas étudiés, on retrouve par exemple le Somaliland, Taiwan, la Transnistrie et la République serbe de Bosnie. L’auteure a publié cet ouvrage pour contribuer à la littérature sur le sujet des États non reconnus, qui sont mal étudiés et souvent considérés comme des « badlands anarchiques » où règne la criminalité, une définition que l’auteure considère très réductrice et peu fidèle à la réalité (p. 22).
Dans son analyse, Caspersen cherche à expliquer comment de telles entités réussissent à survivre dans le système international. La souveraineté peut-elle exister sans reconnaissance internationale? La souveraineté interne (contrôle effectif du territoire) peut-elle perdurer sans souveraineté externe (reconnaissance par la communauté internationale)? Pour répondre à ces questions, l’auteure commence par retracer l’histoire des États non reconnus et la façon dont ils sont généralement créés, pour ensuite consacrer deux chapitres riches en exemples portant sur la manière dont ces entités politiques évoluent et survivent. Son étude lui permet de conclure que la souveraineté externe n’est pas décisive pour l’ordre interne, bien que l’absence de reconnaissance internationale soit un obstacle important à la survie des États souverains de facto (p. 104). Se basant notamment sur des précédents, Caspersen consacre par ailleurs un chapitre à l’examen des issues possibles aux situations ambigües des États non reconnus. Elle prône un renouveau de la conception usuelle de la souveraineté dans le système international, qui est selon elle trop rigide et qui n’a pas permis jusqu’ici de régler le problème des États non reconnus (p. 155).
Construction et survie d’un État non reconnu
Malgré des différences marquées entre chaque cas, les États non reconnus étudiés dans cette ouvrage naissent souvent dans des circonstances semblables, résultant fréquemment de l’effondrement de l’État « parent » et d’une guerre sécessionniste. Les conflits menant à la création d’États non reconnus sont souvent propulsés par un fort nationalisme ethnique et par une assistance externe importante (p. 27). Caspersen utilise l’exemple du Haut-Karabagh comme cas typique de la naissance d’État non reconnu. Le processus a débuté sur des bases pacifiques : en 1988, les autorités du Haut-Karabagh ont demandé à celles de l’URSS de redessiner les frontières entre la République d’Azerbaïdjan et celle d’Arménie, afin que leur région soit transférée à l’Arménie. Mais suite à des violences intercommunautaires, les militants se sont rapidement radicalisés et l’URSS s’effondra avant même que Moscou n’ait eu le temps de répondre à la requête. Le Haut-Karabagh tomba alors dans de violents affrontements armés entre Arméniens et Azéris jusqu’au cessez-le-feu de 1994 qui consacra l’indépendance de facto de cette région en ruine, sans qu’aucun tiers État ne reconnaisse pourtant son indépendance (p. 26).
Selon l’auteure, ce genre d’entité précaire est le produit de la conception moderne restrictive de l’autodétermination des peuples et de l’intégrité territoriale. En effet, la reconnaissance externe est devenue si importante pour l’indépendance d’un État aux yeux de la communauté internationale que les États existants contrôlent en partie l’accession à ce statut. Chaque pays souhaitant maintenir son intégrité territoriale et éviter une modification majeure de l’échiquier politique international, il existe une sorte de consensus tacite qui rend très difficile pour un État de facto d’être reconnu. Or, la conception de la souveraineté n’a pas toujours été la même. Autrefois, l’autorité effective sur un territoire était le principal critère de la souveraineté ; qu’un souverain étranger ne reconnaisse pas l’autorité des dirigeants ne changeait rien à la réalité du territoire. Ce n’est que récemment, suite à la décolonisation de la deuxième moitié du 20e siècle et surtout à la fin de la Guerre froide, que la non-reconnaissance est devenue aussi fréquente (p. 29-32). Aujourd’hui, il est difficile de faire accepter une indépendance basée seulement sur l’autorité effective sur un territoire car les normes internationales en vigueur favorisent la continuité de l’ordre actuel. Sans reconnaissance internationale, les États non reconnus doivent composer avec des risques sécuritaires uniques et omniprésents. L’auteure identifie deux risques majeurs : d’une part, ceux que posent les frontières poreuses et les territoires non régulés ; d’autre part, la possibilité de la reprise des hostilités pour le contrôle du territoire (p. 45).
Sans reconnaissance internationale (et donc souvent avec un accès limité aux marchés internationaux), un État a peu de chances d’être prospère à long terme. Par conséquent, un grand nombre d’États non reconnus dépendent du soutien d’un « État patron » qui maintient l’entité à flot soit par choix stratégique ou par « solidarité ethnique » (p. 55). Dans le cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, qui ont fait sécession avec la Géorgie, l’État ayant joué ce rôle est la Russie. Cette dernière parraine aussi la Transnistrie (Moldavie), tandis que l’Arménie maintient la viabilité du Haut-Karabagh et que la Turquie soutient la République turque de Chypre du Nord. Le soutien vital que procurent les États patrons inclut évidemment le support militaire, mais aussi l’accès au marché économique ou l’émission de passeports pour les citoyens de l’entité non reconnue (p. 56). Cette dépendance est un couteau à double tranchant, car bien qu’elle permette la survie de l’État non reconnu, elle lui enlève une partie de sa souveraineté. Parmi les autres soutiens externes au state-building des États non reconnus, Caspersen évoque notamment l’aide importante de la diaspora ou les relations limitées avec l’État parent qui peut vouloir collaborer au lieu d’imposer un blocus à l’entité sécessionniste, dans l’espoir d’en venir un jour à une entente qui impliquerait la réintégration (p. 67). Ce cas de figure est illustré par le Sri Lanka, qui avait continué de prodiguer des soins de santé et une éducation aux habitants de l’Eelam tamoul, région ayant été indépendante de facto jusqu’à sa réintégration par la force en 2009 (p. 67).
Évidemment, des méthodes internes de state-building sont aussi nécessaires pour la survie d’un État non reconnu. L’auteure souligne d’ailleurs que l’un des défis majeurs des dirigeants d’entités étatiques non reconnues est de répondre autant aux demandes externes qu’aux impératifs internes. L’État se doit notamment d’être militairement fort et uni afin de répondre à la menace externe permanente de l’État parent, qui peut chercher la reprise du territoire par la force (p. 77). Pour atteindre cet objectif, l’un des principaux écueils potentiels est la division interne entre seigneurs de guerre qui résulte souvent de longs conflits. Ce fut le cas par exemple de la Tchétchénie, qui ne réussit jamais à organiser une autorité centrale forte avant d’être réintégrée par la Russie, notamment en raison des combats entre les différents leaders tchétchènes (p. 79). Selon l’auteure, lorsque ce genre de problème a pu être évité, les revendications d’autonomie émanaient du peuple plutôt que des élites, comme ce fut le cas au Somaliland, qui réussit à maintenir son unité malgré une composition ethnique très diverse (p. 92). Par ailleurs, les États non reconnus ont le défi d’établir une légitimité interne et internationale à leur existence. Pour ce faire, plusieurs d’entre eux entreprennent des réformes politiques, menant souvent à la démocratisation. Mais, paradoxalement, si le choix d’emprunter cette voie sert à démontrer à la communauté internationale que l’entité est ouverte et fonctionnelle, le pluralisme démocratique qui en résulte présente, selon Caspersen, le risque d’exacerber les divisions internes, ce qui va à l’encontre du discours d’unité souvent véhiculé par les États non reconnus (p. 92).
Repenser la souveraineté : une piste de solution pour les États non reconnus?
L’analyse de Caspersen la mène à conclure que la souveraineté interne peut exister sans une reconnaissance internationale. Cette dernière demeure importante, puisque les États en retirent de nombreux bénéfices économiques et qu’elle diminue les chances d’intervention militaire étrangère, mais son absence n’est pas nécessairement fatale (p. 104). Les exemples utilisés par l’auteure démontrent en effet qu’un État non reconnu peut être viable à long terme. Par exemple, Taiwan est l’un des leaders mondiaux de l’informatique et ses habitants ont généralement un bon niveau de vie (p. 54). De même, le Somaliland est parvenu à construire un État significativement plus fonctionnel que son État parent, la Somalie (p. 85). De plus, Caspersen souligne que le degré de contrôle interne varie grandement entre les États non reconnus. Pour chacun d’entre eux, la non-reconnaissance a un effet néfaste, mais dont la gravité varie selon le cas (p. 104). La viabilité d’un État devrait donc être évaluée sur un continuum, et non par la simple reconnaissance internationale ou par la simple absence de celle-ci. Ainsi, selon Caspersen, la souveraineté n’est pas ou bien absolue ou bien absente ; elle existe à une intensité variable selon le cas et peut très bien ne s’exercer que partiellement.
L’auteure considère que cette version dichotomique de la souveraineté, selon laquelle un État est simplement souverain ou ne l’est pas, joue en défaveur des sécessions et rend inconcevables certaines pistes de solutions possibles. En effet, la mise au ban des États non reconnus les rend peu viables à long terme car ils ont besoin de croissance économique interne pour survivre, ce qui est presque impossible sans accès aux marchés internationaux (p. 113). Ce faisant, on empêche le statut d’État non reconnu de devenir plus permanent et fonctionnel et on perpétue ainsi leurs problèmes (p. 118).
Avec lucidité, Caspersen souligne que ces entités ne veulent pas réformer le système international ; elles veulent seulement en faire partie (p. 118). Réaliste, elle admet néanmoins qu’il serait compliqué pour la communauté internationale d’accepter une entorse au concept d’intégrité territoriale et de fournir les ressources nécessaires à la viabilité d’une telle option. De plus, les États parents pourraient voir un apaisement des tensions comme la première étape d’une réintégration. L’auteure envisage donc les autres avenues possibles. Les trois premières options (statu quo, réintégration par la force et reconnaissance sans l’assentiment de l’État parent) présentant un risque sécuritaire énorme, elle soutient donc que, dans le contexte actuel l’option la « moins pire » est que la communauté internationale entreprenne un dialogue avec les États non reconnus, dans l’espoir d’en arriver éventuellement à un compromis qui permettrait de « contourner la souveraineté » (p. 154). Comme elle le souligne, malgré la globalisation moderne et l’effritement des frontières, il est toujours très important pour un État d’être reconnu (p. 150). Si les États souverains reconnus sont caractérisés par une certaine rigidité dans leur statut, c’est au contraire la fluidité qui caractérise le statut des États non reconnus. Peut-être leur viabilité à long terme passe-t-elle précisément par la reconnaissance de cette fluidité de statut par les acteurs internationaux?
Philippe Evoy
28 août 2017
[1] Le Haut-Karabagh est une République autoproclamée du Caucase, à majorité arménienne, ayant déclaré son indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991 au lendemain de la désintégration de l’URSS mais qui n’est reconnue par aucun État membre de l’ONU.
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